Luis de Miranda – Qui a tué le poète ?

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qui a tué le poète

« C’est sur ce grand lutrin noir que j’écris ce rapport de traque, puisant mes forces dans ce monde hanté par la présence de mon jumeau. Est-ce que je poursuis un meurtrier ou plusieurs ? Un poète est mort dans des circonstances douteuses – je voudrais que cette disparition fût exemplaire. Que celles et ceux qui se demandent en quoi cet événement les concerne revivent peut-être leurs moments de pureté, au sortir d’un rêve, d’une coïncidence ou d’une caresse. Au détour d’un fol espoir réalisé ou d’un étonnement face aux mystères qui animent l’univers proche. À l’écoute des murmures, des chimères. Que ceux qui pensent, sans l’avouer, que la poésie est un travail de borderie pour eunuques écoutent les rumeurs de leur cerveau, le tambour de leur désir, les aspirations de leur ennui, qu’ils cessent de refouler leur révolte vis-à-vis des croassements de la laideur ou du confort morbide. Qui a tué le poète ? Doucement… Même si ça me parait impossible, je dois garder l’esprit sobre. Sinon, qui sait, on me fera taire aussi. Je démontrerai le mécanisme des faits. Si possible, je changerai le passé. » {quatrième de couverture}

Le narrateur, dont nous ne connaissons pas le prénom, a un frère jumeau, Bardo (Bernardo) qui vient de mourir par accident, le 15 mai 2010. On l’aurait bousculé dans le métro. La police n’a pas retrouvé la personne à l’origine de cet accident. Sur les images de vidéo-surveillance on ne voit qu’un homme avec une casquette et une écharpe aux couleurs du club de Fulham. Mais le narrateur s’interroge et doute que ce ne soit qu’un simple accident. Il veut se venger. Tout s’effondre pour lui qui était si proche de son jumeau. Ils aimaient tous deux Boris Vian et son frère était un poète. Bardo est son nom de poète. C’est une carte de celui-ci qu’il recevra trois jours après sa mort qui l’incitera à faire ses recherches. Il y était inscrit : « Nous cessons de grandir, Au somment des chutes dépassées, Pour émerveiller l’avenir, Nous changerons le passé ». « Nous changerons le passé » : c’est bien ce dernier vers qui lui donnera cette impulsion.

Bardo s’était rendu à Hambourg où il est mort, bien qu’il vivait à Ville d’Avray près de Paris, pour y voir son ex-compagne d’il y a 5 ans, Ophelia Lovelace, descendante du célèbre poète anglais Byron. Il avait était fou amoureux et gardait toujours en lui cette flamme « Elle était  à la fois mon amante, mon amie, mon ennemie, ma soeur. Avec aucune autre fille je n’ai autant senti qu’elle devait être la mère de mes enfants, C’était instinctif. Mais elle n’était pas assez amoureuse de moi(…). » Bardo voulait des explications sur une énigme. Ils devaient dîner ensemble deux jours avant sa mort. Le narrateur s’interroge sur l’éventuelle responsabilité d’Ophelia dans cet accident. C’est pourquoi, deux mois après les événements, il va vouloir parler à cette femme mais elle a quitté Hambourg. Il avait vu son frère le 20 avril, un mois environ avant sa mort. Bardo était tracassé, il parlait avec un enfant mort, un « enfantôme », prénommé Bardo comme lui et qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau « On dit que lorsqu’on rencontre son double, c’est que la mort est proche. On dit beaucoup de choses ».Mais qui est réellement cette apparition ? Cet enfant voulait tout savoir sur la rencontre entre Bardo et Ophélia, et sur leur amour. Et il va peu à peu, sans le montrer, l’amener à la vérité et là où il veut…

Dans ce roman, le narrateur veut une réponse a la question « Qui a tué le poète ? » et surtout aussi, pourquoi ? Ce qui le lance donc à la poursuite d’Ophelia jusqu’en Lituanie et retrace toute une histoire d’amour par les confidences de son jumeau, qui discute avec cet « enfantôme ». Comment ils se sont plusieurs fois rencontrés par hasard, comment ils ont été attirés l’un par l’autre, mais aussi comment Ophelia essayait de se protéger voulant échapper à ce destin, torturée par un passé douloureux qui l’empêche de vivre heureuse. Car oui c’est bien de destin ici dont on parle. Un destin tragique. D’ailleurs tout ce roman a pour toile de fond Shakespeare. Chacun des personnages a un rapport privilégié avec Shakespeare, de n’importe quelle façon qu’elle soit, un père professeur spécialiste dans le domaine, un poète admiratif de l’homme et de son oeuvre, une femme qui a vécu toute son enfance baignée dedans et cetera. Tous deux, Ophelia et Bardo, aiment Shakespeare, et cet amour les lie d’autant plus. Une relation très spéciale, avec une femme qui ne cesse de mentir, prétendant par exemple avoir une leucémie. Mais tous ces mensonges cachent en réalité un terrible secret. Secret qui détruit cette femme, la murant dans un passé sordide. Elle ne mentait pas par ennui, par jeu ou par excès d’imagination, ni par mépris, mais sans doute par une sorte de rébellion contre un passé violent dont elle ne disait mot. » Bardo ne saura pas tout de suite ce qui tourmente Ophelia mais il l’apprendra. Mais Ophelia fuira Bardo…

Le narrateur, lui, est accablé par la perte de son jumeau « Je ferme les yeux. Les parfums des bois s’élèvent en spirales ; souvenirs d’ivresses communes. J’aimerais que mon crâne s’extasie un peu, qu’il soit colonisé par un courant, comme les nerfs d’une feuille, qu’il me laisse au moins un peu de répit, le temps de raconter, de démêler, de pressentir autre chose que l’asphyxie à venir, le trop de passé.(…) Transformer ce récit en combat… ». Il n’était jamais seul « On ne m’a pas préparé. J’étais insouciant comme un chevreuil. Jen e connaissais pas la solitude. Je me tiens debout au milieu des arbres. Les larmes coulent depuis deux mois mais parfois je ressens une bouffée de joie sans cause. Une impression, un souvenir, un élément de Bardo dans l’air… ».

Il plane dans ce roman tout le poids d’un passé salace, qui fait d’ailleurs écho à l’histoire du poète Byron mais d’une autre manière. C’est une tragédie à la Roméo et Juliette même si la fin n’est pas du tout la même. C’est dans une légende qu’elle prend toute sa dimension et qui donnera la fin de cette histoire. C’est difficile de vous en parler car je ne veux rien dévoiler mais c’est un roman vraiment original, étrange, philosophique, avec de la télépathie, tout un questionnement sur la réalité de la Vie, sur ce que nous sommes et ce que nous voulons, sur la perception, une dimension poétique et incantatoire, un dénouement totalement inattendu et d’une grande qualité.

En conclusion, ce roman peut être considéré comme un thriller parce que nous avons un mort et une personne qui recherche un coupable (dont on saura l’identité inattendue), mais c’est surtout un récit philosophique sur la force des liens gémellaires, la force des liens parentaux et leurs conséquences, les tourments possibles d’une vie, une histoire d’amour tragique et une légende. Luis de Miranda dit : « Dans tous mes livres, romans ou essais, j’interroge nos perceptions, nos valeurs, nos habitudes, nos hasards et nos rêves, élaborant peu à peu le système ouvert et organique que j’ai appelé le créalisme. Le point de départ, c’est notre capacité à créer du réel, qui fait depuis quelques décennies l’objet d’une prise de conscience collective. Ma philosophie est littéraire et ma littérature philosophique : je considère que les détails de notre quotidien peuvent être des révélateurs d’idéologies. Pour écrire, je pars de mon expérience, de mon corps, m’appuyant sur ma folie autant que sur ma sagesse. » Voilà qui peut vous éclairer sur la façon dont est écrit ce livre.

Une écriture ciselée, poétique pour un roman qui sonde l’âme humaine.

Quelques citations :

« Mon frère ouvrait les volets au saut du lit pour respirer la chlorophylle et la brume. Les yeux aveuglés par la lumière, il humait cette atmosphère qui le laissait ému et surpris. Elle condensait des notes vertes et affûtées. Quelques jours plus tôt, dans la forêt, il était tombé sur un chevreuil qui l’avait regardé un instant dans les yeux, avant de disparaître en boitillant. Jusqu’à quel point, se demanda-t-il, le monde tel que nous le percevons est-il le reflet de notre paysage intérieur ? Le chevreuil blessé allait-il devenir cerf, ou continer à boiter jusqu’à la mort ? »

« Il parlait. La ville reprenait des couleurs – le gris des façades s’évaporait comme une peau morte. De près, le fleuve lui aussi changea de visage. Il parut moins discipliné et moins menaçant à la fois. Des chatoiements de cristal filaient à la surface de l’eau. Le regard d’Ophelia se laissa hypnotiser. C’était comme si les multiples scintillements ignoraient le cours unilatérale du fleuve et fusaient dans toutes les directions, découpant une pellicule de désir au-dessus de l’insondable. Elle garda les yeux ouverts jusqu’à ce que des larmes d’étourdissements transforment le fleuve en une ruche étoilée. Des larmes qui disaient la joie de se vider l’esprit du souci incessant. Bardo était assis à côté d’elle, silencieux. »

« Ophelia fut pour Bardo ce qu’on appelle une passion fatale. Le propre d’une passion est de se déployer comme un monstre aux métamorphoses tantôt sublimes et musicales, tantôt grossières et étouffantes. Lorsqu’il repensait à elle, il se voyait accroché à une falaise, à la pointe de l’Europe, à quinze ou vingt mètres au-dessus du vide. »

« Certains jours, la confiance revenait par bouffées de tendresse à l’égard des petites choses, le sourire d’un élève, le souvenir des grimaces de son frère, faire du vélo le long de la Seine. Elle pouvait passer en quelques instants de l’abattement à un début d’ivresse, mais la plupart du temps elle luttait, prise dans ces toiles d’araignées qui bâillonnaient les monstres intérieurs. Équilibre fragile, presque impossible. »

« L’eau, se dit-elle, coulait avec la même intensité d’un côté comme de l’autre, à d’infinitésimales variations près, mais à l’ouest du pont, loin, il y avait l’océan où tout se perd, tandis que quelque part à l’est, il y avait la source où tout semble encore possible. Remonter le courant ou se laisser porter par lui ? Revenir vers l’origine, avant toute mort. Avancer à contresens, s’écouler ou rester en équilibre sur le pont ? Souvent, elle ne supportait plus son corps, cette chair renversée, trop longtemps victime. Elle redressa la tête, tourna les yeux vers le musée du Louvre, et sentit qu’elle n’avait d’autres choix que d’aller vers le nord. »

Qui a tué le poète ? Luis de Miranda, éditions Max Milo, collection Condition humaine, 150 pages.

Biographie : Luis de Miranda est un romancier, philosophe et éditeur de langue française, né au Portugal en 1971. Il vit depuis son enfance à Paris (avec une parenthèse à New York, où il a écrit son premier roman en 1994-1995). Diplômé d’HEC (promotion 1994), il est doctorant en philosophie esthétique et titulaire d’un master en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est directeur éditorial chez Max Milo Éditions de 2004 à 2012.

J’inscris cette lecture au challenge Le nez dans les livres chez George. au challenge Littérature Francophone d’ailleurs chez Denis et au challenge Thrillers et polars chez Liliba.

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