Sophie Krebs – Nos pleines lunes

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nos pleines lunes

« Dehors il pleut des cordes. Des cordes mais sans noeuds. C’est heureux parce que moi j’aime pas les noeuds. C’est pas comme Lolita. Lolita elle s’en met plein les cheveux. Des à pinces, des violets, des à carreaux. L’autre jour elle a même dit qu’elle aimait les à petits pois. Moi les petits pois c’est le jeudi. J’en prends plein parce que moi aussi j’aime bien les petits pois. »

Deux êtres très attachants, emplis d’amour et de poésie… Une intrigue à démêler dont les rebondissements n’ont pas fini de vous surprendre… Une mosaïque à reconstituer, faite d’instants passés et présents, heureux ou douloureux, mais toujours baignés d’amour, de persévérance et d’espoir… {quatrième de couverture}

Je l’attendais depuis longtemps, certains en ont été proches, mais voilà, c’est celui-là. Je n’en suis pas si surprise, je crois que je l’avais senti. Je l’espérais fortement, je n’ai pas été déçue. Je ne vous parle pas ici d’un coup de coeur, mais bien DU Coup de Foudre. Dès la première fois où j’ai vu sa couverture et surtout son titre, ce livre m’a attiré, intensément. Les critiques que j’ai pu lire m’ont donné encore plus envie, j’étais intriguée. Ce livre est mon petit bijou, je l’aime, et ce pour énormément de choses…

Roman à deux voix. Lucas d’un côté, interné dans un service psychiatrique et une femme de l’autre, une femme qui aime le dimanche pour prendre son temps, observer derrière sa vitre les gens au marché et qui est photographe, aime donc immortaliser les instants de vie, les choses. « Capter l’instant m’a toujours soulevé de terre. Un grand mystère venu d’ailleurs ! C’était comme des ailes. De belles grandes ailes qui m’auraient prise par magie. » Elle a eu son premier appareil à 7 ans, où elle a cru « mourir de joie«  : « Ce souvenir c’est les larmes aux yeux. De celles qui ne couleront pas. De celles qui rentrent aussitôt. Qui anéantissent les mots. C’était Maman dans sa robe de chambre, les yeux cernés. Maman qui avait trouvé la force. Économisé. Et qui surtout avait deviné. » Cette femme, nous ne savons pas qui elle est tout de suite. Mais même lorsque nous apprenons son prénom et son nom, cela ne nous avance pas plus. Nulle part ailleurs qu’avec elle ce prénom est mentionné. A t’elle un lien avec Lucas ? Qui est-elle ? Se connaissent-ils ? Qu’est-ce qui peut les rapprocher ? Où veut nous amener l’auteur ? On ne dévoile ici qu’au fur et à mesure, pas trop d’un coup et on laisse la curiosité s’installer et s’intensifier. Des chapitres courts qui s’alternent, deux styles narratifs différents : avec une narration enfantine, une interprétation des mots toujours au premier degré, une logique implacable quelque part, un monde à lui, à l’image de Lucas à la « tête mal faite », et une narration poétique et emportée, enlevée à l’image cette fois de cette femme. L’auteur joue avec les mots et c’est jubilatoire.

Lucas nous raconte son quotidien, avec les autres, Madeleine, Lucette, P’tit Jo, Jean-Claude, Bertrand, Jacqueline, Catherine… et Lolita dans sa tête. Des soignants, des internés, la femme de ménage et  cetera. Un enfermement parfois et souvent difficile. Il faut se contenir, ne pas s’énerver, mais les dérapages arrivent, alors on tape et on se fait isoler dans sa chambre. Ou bien parfois c’est bien pire, les pathologies sont ici graves. Mais Lucas parle comme un enfant, il est déficient mental, alors il ne se rend pas forcément compte du danger, ou bien du mal (qu’il peut faire aux autres ou à lui-même). Ce qui est grave à l’accoutumé ne l’est pas pour lui, comme ce qui est insignifiant prend des proportions énormes.Tout est narré d’une façon innocente, amusante, attachante ou la souffrance est pudeur, il ne sait pas y mettre des mots. Alors nous lecteurs nous devinons, nous savons ce que veulent dire ses « autres » mots, et c’est un uppercut en pleine poitrine. Des émotions à fleur de peau, une intensité dans le récit extrême. Et pourtant, bien qu’il ne sache utiliser tous ces mots pour échanger, il a un amour pour eux fort et ils ont en lui une signification particulière, il déploie un attachement à certaines phrases qui résonnent en lui.

Mais le plus important à ses yeux dans son histoire, c’est la préparation de Noël et de sa guirlande de mots pour Lolita : « Pour les mots j’ai mis chocola et noeuds. Des noeuds j’en ai fait plus que des chocola parce que je sais que Lolita elle aime bien les noeuds parce que des noeuds elle en a plein les cheveux. Chocola c’est pour moi. Mais c’est du chocola sans thé. Parce que le chocola c’est pas bon avec le thé. On m’a toujours énervé avec ça. Moi je sais que j’aime pas. » Lolita, il l’aime et il veut tout faire pour lui plaire. Elle doit venir, normalement, et il l’attend avec impatience. Il a avec lui un compagnon qui le rassure, son escargot, tout un symbole, et qui même s’il disparaît parfois, il le retrouve toujours. Il lui donne la patience dont il a besoin, car « un escargot ça ne se presse pas. Ça prend toujours son temps ». Lucas a beaucoup de mal a contenir ses émotions et à contrôler ce qu’elles provoquent en lui, joie, colère… Tout est pour lui amplifier et il lui faut faire des efforts.

La femme, elle, est repérée par Nicolas qui veut exposer ses clichés. Alors c’est parti pour sa première exposition à préparer. Elle est heureuse, euphorique, elle a l’espoir. Elle n’attend qu’à déployer ses ailes. Elle rencontre à cette occasion Victor, commence ici une passion qui la rend amoureuse et comblée. Mais c’est une femme marquée par les souvenirs et qui doit vivre avec un lourd passé, passé d’ailleurs qui peut la rendre nostalgique et heureuse mais aussi la faire souffrir, selon. Mais attention, vous ne pouvez vous douter de quoi il s’agit. Tout est distillé par petites touches et c’est un roman à relire pour savourer encore et encore la construction qui en a été faite. « J’adore plonger. Dans l’eau. Dans le passé. Je remonte des tonnes de souvenirs. Enfouis. Rouillés. Moussus parfois. Il suffit de gratter un peu. Délicatement ou furieusement. Ça dépend des fois… Des portes s’ouvrent. Bruyamment ou sournoisement. Inespérées ou foudroyantes. Tout dépend. C’est selon. Mais plus c’est loin et plus c’est bon. »

Ce qu’il faut noter dans ce roman, c’est qu’on ne sait jamais exactement qui sont ces personnages l’un pour l’autre. Ils sont là tous les deux donc ont forcément un lien, une histoire commune, mais laquelle ? Est-ce que Lucas délire ou pas ? L’intrigue est bien mené et on avance pas à pas, dans un récit qui est tout en subtilité, en notes mélodieuses. D’ailleurs je n’ai pas été étonnée d’apprendre sur la quatrième de couverture que Sophie Krebs était médaillée du Conservatoire de Paris et professeur de formation musicale depuis trente ans. Toute l’émotion que j’ai ressentie, toute la sensibilité qui déborde de ce roman est à l’image, pour moi, de cette femme, de cet auteur. Je suis sous le charme de sa prose qui peut être à la fois très poétique, fluide, ou bien très simple mais juste, réaliste, percutante. Très douloureuse sous l’innocence et l’ignorance de Lucas, très pur. Tout en retenue mais aussi d’une force incroyable. Ce n’est pas évident de décrire des émotions aussi fortes quand on en vient à tomber sur un roman qui vous touche à ce point là. J’ai le sentiment de ne pas parvenir à exprimer l’intensité de cette histoire et du talent de Sophie Krebs. Son écriture a une force qui me parle, qui m’a touchée en plein coeur. Une histoire aussi merveilleuse, pleine d’amour, de douleur et d’espoir et très intelligemment écrite, comme une composition musicale complexe et dont toutes les notes sont utiles. Cela colle tellement à la réalité… Lucas m’a émue, je me suis attachée à lui, il m’a faite sourire de façon affectueuse par sa naïveté et m’a noué la gorge, il semble si fragile. Ses paroles vous mettent une claque, par sa sincérité, sa franchise, un ton direct, sans fard… Et cette femme est un personnage aussi très sympathique, une artiste, une créatrice, une optimiste…

Alors que certains peuvent faire parler un enfant pendant tout un roman, Sophie Krebs oppose deux types de narrations qui donne encore plus de force à l’histoire. Et puis dans cette histoire, c’est aussi une vérité bouleversante, dont je ne peux parler.

Il faut absolument  que vous lisiez ce livre !!!! Et je vous souhaite vraiment de pouvoir ressentir ce que j’ai pu éprouver à cette lecture.

Je remercie avec une grande sincérité et avec chaleur Sophie Krebs qui m’a fait parvenir son premier roman que j’avais repéré. Vous n’auriez pas pu me faire plus plaisir ! Et merci également aux Editions Baudelaire.

Biographie : Médaillée du Conservatoire de Paris, Sophie Krebs est professeur de formation musicale depuis trente ans. Passionnée de pédagogie, elle invente en 2003 la méthode RYTMO, une méthode d’apprentissage du rythme au travers des mots. Elle publie en 2004 des recueils de pièces de musique verbale qu’elle baptise Enfantillages et crée en 2007 les jeux de société RYTMO qui obtiennent une médaille d’or du Concours Lépine International.

coup de coeur

Citations :

« Il fait doux ce matin. Giroflées. Romarin. Une mêlées de senteurs enivrantes. Sur le bord de la fenêtre quelques gouttes de pluie restées là. Impassibles. Patientes elles aussi. Quelques oiseaux ne tarderont pas. La patience j’en ai toujours eu.(…) C’est calme d’observer cette agitation derrière la vitre. Très calme. Doux comme la neige qui tombe. Patience rime avec silence. Je m’y perdrais parfois mais j’y crois. C’est si bon. J’ai toujours aimé ça le silence. »

« Dehors il tombe des rideaux de flocons. J’ai jamais vu ça des si épais. Des flocons gros comme quoi ? qu’elle a demandé Madeleine, Gros comme toi j’ai dit. Elle a rigolé. Avec P’tit Jo on imaginait pareil, je crois. Plein de grosses madeleines qui tombaient du ciel… Alors on est tous sortis dans la cour. Avec des bonnets sur la tête, des gants autour des doigts, et des grosses lunettes pour les yeux et les joues. Comme ça qu’elle a dit Madeleine personne peut être mouillé. Même pas toi Lucas. Aujourd’hui je veux bien la croire Madeleine, parce qu’elle a ri avec moi quand c’était la pluie des madeleines. »

« Je m’accroche à ses yeux. Ses grands yeux bleus qui m’ont toujours fasciné depuis notre première rencontre. J’y vois tout cet amour décuplé. Soudain je sens une douceur angevine qui m’enlace. Comme une enveloppe de velours qui délicatement viendrait se poser sur mes épaules meurtries. Ses bras se referment sur mon corps (…). »

« (…). Prêt à donner et partager sans limites. Un homme qui croit certainement aux ailes… Et quand on y croit aux ailes… les vraies grandes… alors forcément elles finissent par vous pousser dans le dos… Et puis un jour, quand on en a besoin… on les déploie pour s’envoler au loin… »

J’inscris cette lecture au challenge Premier roman de Anne.

défi premier roman